Chapitre 2 : Troublantes mémoires
Le matin pointait lorsqu'elle se réveilla.
Péniblement, Jane se traîna jusqu'aux appartements de Winston et frappa à la
porte, puis, sans attendre de réponse, rejoignit la salle de bain. Elle était boueuse,
tremblante, pitoyable. Du sang séché s'étalait sur sa joue. Après une douche
chaude, dans la salle de bain envahie de vapeur, elle s'examina. Des bleus et
diverses égratignures marbraient son corps, une longue estafilade lui barrait la joue,
mais le plus inquiétant était son regard. Il était triomphant. Elle se sentait vide, et
à la fois euphorique. Elle avait défendu le manoir, sans savoir trop comment, elle avait
agi d'instinct. Et, bizarrement, les dix cadavres qui jonchaient le sol du parc ne la
traumatisaient pas outre mesure. N'importe qui sauf elle aurait compris qu'elle
était sous le choc. Mais elle ne pensait qu'au livre qu'elle avait posé sur
son lit. Alors qu'elle pénétrait dans la chambre, s'ébouriffant les cheveux
qui, humides, lui tombaient jusqu'aux hanches, à moitié drapée dans sa serviette
de bain, elle ne remarqua pas tout de suite l'individu avachi sur le sofa. Elle
réalisa en sursautant que sa tenue laissait entrevoir plus qu'il n'aurait
convenu dans une salle de strip-tease et s'emballa dans la serviette.
-Qui êtes-vous ? Qui vous a laissé entrer ? Que faites-vous ici ? De quel droit vous
permettez-vous d'entrer dans cette pièce ?
Prenant son temps, l'homme croisa ses avant bras musclés. Il était grand, cheveux
châtains, yeux verts. Mais Jane, furieuse, ne remarqua aucun de ces détails.
-Je suis déjà venu en compagnie de la résidente ; je dois vous parler ; la porte était
grande ouverte ; et... euh... Terry Sheridan, pour vous servir.
Il inclina la tête. Glaciale, elle le jaugea, regard pour regard.
-Ça vous convient, comme réponses ?
-Vous n'êtes pas encore dehors ?
Levant les mains en signe d'armistice, il dégagea le plancher, non sans lui avoir
lancé un regard appréciateur.
La Mort. Avec un grand M. Death. Tod. Le docteur Alexander O'Donnell ne pouvait
penser qu'à cela. La salle d'attente et son cabinet en étaient remplis.
Tantôt c'était une gravure du XVIIIe avec la Faucheuse planant au-dessus des
têtes, le crâne de Hamlet officiant comme presse-papiers, le songe Thanatos prévenant
les Troyens de leur mort sur un vase antique. Il allait jusqu'à réconcilier les
gens avec la mort (sa clientèle se constituant uniquement de thanatophobes, des gens qui
ne suppportaient pas l'idée de mourir un jour). Le docteur Alexander O'Donnell
ne pouvait penser qu'à cela. Non, pas « cela », se dit-il, « Lui ». Il ne
parvenait pas à comprendre pourquoi les civilisations anglophones, germanophones et
francophones lui avaient conféré une désinence féminine. La mort était un homme, il
le savait, il Le connaissait. Fermant les yeux, il posa rêveusement la main sur sa «
clé ». Il avait trouvé. Enfin. Les efforts de dizaines de générations, étalées sur
plus de deux millénaires, avaient enfin porté leurs fruits. Le résultat était entre
ses mains : un codex épais de presque un pied, rempli de descriptions, de traductions,
d'indices qui lui avaient permis de localiser la Porte ; mais l'indice le plus
parlant était entre ses mains, il lui était parvenu dans la nuit, par le biais d'un
intermédiaire dont le cadavre lesté de béton gisait désormais au fond de la Tamise. Il
serra le poing au-dessus de l'amphore posée sur son large bureau, près de crier
victoire. Mais il s'abstint par égard pour les patients qui attendaient dans la
pièce attenante. Il regarda les motifs de la décoration, Hadès enlevant Perséphone, le
dieu des Enfers emmenant sa captive vers les profondeurs du Tartare. La Mort, encore. Elle
le poursuivait. Mais c'était réciproque, et il espérait bien La trouver en
premier. Pour cela, il lui faudrait franchir une Porte. Des Portes, äïñáé, il
n'avait trouvé que de rares mentions, dans des textes trop épars, trop divers. Sauf
aujourd'hui. Cette fois, la certitude qu'il en était proche, qu'il avait
trouvé, était là. Il allait lui falloir patienter jusqu'au soir, pour pouvoir
vérifier ses dires. Ç'aurait du être un jour radieux. Une seule ombre au tableau :
la collection d'où provenait ce vase. N'importe quel privé l'aurait
laissé indifférent. Sauf ce nom, précisément. Il devait s'assurer que personne
d'autre que lui ne connaisse la Porte. Ça aussi, ce devrait être une certitude.
Consultant distraitement son courrier électronique, il aperçut un mail de
l'Eclaireur. Le contenu, on ne peut plus court, amena un grand sourire sur les joues
du Docteur, rendant le visage en lame de couteau on ne peut plus inquiétant.
L'Eclaireur lui annonçait simplement « C D », mais le docteur comprit. Ajoutant un
petit point sur une carte qui s'étalait devant lui, il saisit le vase et sortit par
la porte arrière du cabinet de psychiatrie. Le jardin, au bout, s'arrêtait
brusquement sur le vide, la falaise abrupte plongeant à la verticale dans les flots,
beaucoup plus bas. D'un geste indifférent, le médecin balança le vase grec, qui se
fracassa contre les rochers en contrebas, avant que les fragments ne terminent leur course
dans la mer. Toute preuve avait disparu...
Le policier qui prenait sa déposition lui faisait répéter sa version pour la quatrième
fois lorsqu'une voix furieuse les interrompit.
- Dites, policeman, vous n'iriez pas faire un tour ailleurs, chercher des puces aux
méchants ? Vous voyez : ceux qui sont entrés ici sans frapper et qui ont tout cassé ?
Jane observa le silence, levant un sourcil interrogatif en direction du policier, ne
laissant rien paraître de son soulagement tandis que l'agent rejoignait ses
collègues. Assise sur une caisse de bois brut - Dieu seul savait ce qu'elle
pouvait bien contenir - elle observait Winston qui, résigné, relevait les dégâts
avec plus de minutie que les trois enquêteurs de Scotland Yard réunis. « Chaque année
c'est la même chose », crut-elle l'entendre maugréer. Outre une certaine
perlexité, Jane ressentit à cette réflexion quelque dépit ; si Winston se permettait
de maugréer, c'est que la situation était vraiment catastrophique...Elle
soupira. Une silhouette massive s'encadra dans son champ de vision.
-Je vous avait presque oublié... elle avait mis dans cette phrase toute
l'indifférence dont elle était capable, mais il ricana.
-Ça m'étonnerait...
Elle lui lança un regard de travers. La dernière chose dont elle avait besoin,
c'était d'un autre élément perturbateur. Or celui-ci était de taille !
-Ecoutez, miss, vous avez besoin d'aide.
Feignant de ne pas remarquer que le ton s'était adouci, elle resta de marbre.
-Et vous êtes ?
-Terry Sheridan, pour vous...
-... me servir, je sais, mais encore ? Vous débarquez, après une nuit où j'ai
failli me faire tuer dix fois, alors que Lara vient de décéder et qu'à ce rythme,
le manoir ne sera bientôt plus qu'un souvenir... Vous pensez sérieusement que je
vais vous accueillir bras ouverts parce que vous prétendez avoir eu une histoire avec ma
soeur ? Non mais oh...
Comme si cet argument suffisait, Jane quitta son siège d'un bond. Quelques heures
plus tôt, les hommes de Scotland Yard avaient emporté les vestiges de cette nuit. Quant
aux enquêteurs, ils cherchaient le moindre indice à propos des malfrats, sans résultat.
La conclusion après deux heures d'enquête fut que la troupe de dix n'était
précisément qu'une troupe, et que les autres avaient pu s'enfuir. Saisissant
le livre qu'elle ne quittait plus, Jane gravit en quelques secondes l'escalier,
s'assit sur le lit et recommença sa lecture. Elle y était toujours plongée quand
la voix de Sheridan la sortit de sa rêverie.
-Vous trouvez quelque chose ?
L'énorme livre rouge traversa la chambre en sifflant, frôlant son visage. Jane alla
se poster devant la fenêtre.Tour à tour perplexe puis captivée, elle était blanche et
hors d'elle. Comment pouvait-on... oser...
-Comment a-t-elle pu... oser... argh ! Non, j'y crois pas : elle a fait
exploser l'Atlantide ? Je...
Elle ne chercha pas à terminer sa phrase, son poing traversa la fenêtre. Contemplant sa
main en sang, elle laissa Sheridan s'approcher et l'examiner. Il se servit
d'un drap pour confectionner un pansement de fortune en silence. Quand il eut
terminé, elle releva les yeux, le remerciant du regard.
-Je voudrais que vous voyez quelque chose, dit-il.
Elle le suivit jusqu'au bord de la piscine, et chercha à voir ce qu'il lui
montrait.
-Il n'y a rien.
-Précisément, mais il y avait quelque chose.
-Un vase grec, fit Winston dans leur dos.
Ils se retournèrent. Le majordome avait retrouvé son flegme habituel.
-Il s'agissait d'une amphore que miss Croft avait ramené d'un de ses
voyages...vous disiez ? dit-il en se tournant vers Terry Sheridan.
-Chez moi, murmura celui-ci, ce vase venait de chez moi... J'ai profité
d'une visite à Londres pour venir le récupérer...
-On l'aurait volé cette nuit ? Ça n'a pas de sens... Ils voulaient le
livre, c'est clair.
-Et ils ont pris le vase ? Allons, c'est l'évidence, ils ont fait diversion,
mais c'est ce vase qu'ils voulaient...
Jane sentit la moutarde lui monter au nez. Elle revoyait clairement l'un des
cambrioleurs balancer le contenu de la bibliothèque par terre.
-Je vous dit qu'ils voulaient le livre ! hurla-t-elle. On s'en fiche de votre
putain de vase ! Ce qu'il y a là-dedans...(elle désigna le journal, qu'il
avait emporté avec lui)... constitue des récits de première importance. Certaines
des pièces sont restées en place, n'importe qui voudrait s'en emparer.
Croisant les bras, Sheridan tenta de dissimuler un sourire.
-Quoi ? ! Rendez-moi ce livre, d'abord ! Son contenu ne vous regarde en aucune
façon.
Elle tendit un bras, mais il recula. Toute patience l'ayant définitivement quittée,
la jeune femme saisit l'homme par un bras, opéra une torsion de l'autre,
attrapa le livre et flanqua Sheridan dans la piscine. Elle le regarda un instant boire la
tasse avant de se sentir apaisée. Il se hissa sur le bord et se redressa, dégoulinant.
-Gardez-le, dit-il en étouffant sa toux, de toute façon je l'ai lu avant de trouver
un spectacle plus intéressant dans la salle de bains...
Il n'avait pas fini sa phrase que, d'un coup de pied, elle le renvoyait dans
l'eau. Il sortit à nouveau, et, ôtant sa veste et son T-shirt trempés, il
entreprit de se sécher avec une serviette que Winston lui tendait, faisant quelque peu
jouer ses muscles. Il regarda Jane qui maîtrisait encore mal sa colère et éclata de
rire.
-Vous lui ressemblez, vous savez... en plus hargneuse...
Indifférente au numéro de charme, elle tourna les talons.
Deux messages l'attendaient sur le répondeur, l'un de ses parents (ils
rappelleraient), l'autre de Peter Callaghan. Son professeur voulait savoir comment
elle allait. Il serait de retour en Angleterre dans la semaine. Comment je vais ? !
Préférant laisser la question en suspens, elle entreprit de faire le point sur les
événements :
- Deux semaines plus tôt, Lara était décédée en Egypte.
- Quelqu'un lui avait remis le journal pendant le voyage Thèbes - Surrey, mais
elle ne pouvait dire qui, ni quand (bien qu'elle n'ait plus quitté son sac des
yeux depuis Le Caire).
-Pour voler le livre, il fallait donc savoir qu'elle était en sa possession lors de
son arrivée à Croft Manor (alors qu'elle-même venait de le remarquer).
-Seul un vase, acquis par Lara ou Terry (elle soupira) avait été volé.
Re-soupir.
Conclusion : on était bien venu chercher le vase. Le livre n'était qu'une
diversion. Pourtant, Jane était certaine d'avoir vu ou entrevu quelque chose qui en
faisait le butin idéal, outre la promesse de trésors qu'il recelait. Elle entendit
Sheridan entrer, et, priant à moitié pour qu'il eut remis son T-shirt, elle
hésita à se retourner. Peine perdue : il avait enfilé un pull-over. Il se pencha
par-dessus son épaule.
-C'est toujours par la fin qu'il faut commencer.
Ainsi, il avait découvert ce à côté de quoi elle était passée : à l'extrême
fin du volume, après une bonne cinquantaine de pages blanches, le récit reprenait,
commençant par ces mots : Un professionnel prend toujours soin de son matériel,
contrairement aux amateurs. Ce journal constituera sans doute le seul fil qui un jour me
reliera au monde des vivants, c'est pourquoi il devra être préservé de toute
intervention extérieure... Arrivée à ces mots, Jane s'arrêta et murmura :
-Vous dites que vous l'avez lu ?
-Peu importe, répondit-il, je suis déjà damné. Lisez.
Jane, j'espère que tu y prêteras attention, malgré les différends qui
t'opposent à ce genre de récit. Si toutefois tu refusais de t'y arrêter, ne
le laisse pas traîner, ne laisse surtout personne s'en emparer. Laisse-le reposer au
fond d'un placard ou détruis-le. Dans le cas contraire, de plus amples informations
suivront.
A nouveau, les pages étaient vierges. Jane referma le livre, attendant quelques instants.
Puis elle sourit. Lara et ses légendes ! Encore un peu, elle se serait attendue à voir
apparaître Merlin l'Enchanteur. Sheridan était inhabituellement sérieux.
-Vous y comprenez quelque chose, vous ?
Elle secoua la tête. Ce devait être une plaisanterie. Lara n'avait sans doute pas
eu le temps de la mettre sur pied. Consciente que son explication était bancale, Jane
s'étira. Elle remettrait la discussion à plus tard. Sheridan la rendait un peu
nerveuse, et elle avait besoin de respirer. Elle ouvrit un placard, tomba nez à nez avec
un fusil à pompe...les armes à la place des vêtements. C'était du Lara tout
craché, ça !
Vêtue d'un pantalon de sport et d'un top assorti, elle descendit
l'escalier du grand hall, sifflée par Sheridan.
-Wouhou ! On marche dans les pas de sa grande soeur, comme ça ? !
En une seconde, elle l'avait plaqué au mur, et du haut de son mètre soixante-cinq,
lui sifflait à l'oreille :
-Ecoutez bien...Terry ! Rien ne m'oblige à vous garder ici, à ternir la mémoire
de ma soeur qui, je vous le rappelle est morte ce mois-ci. Vous pouvez garder vous
quolibets et vos plaisanteries débiles. Vous ne pleurez pas Lara ? Tant pis... moi je
fais mon deuil, à ma façon.
Serrant les dents, il évita son regard, murmurant un pauvre « OK » avant de
disparaître dans le salon. Avant que Jane ne franchisse la grille du parc, ce fut Winston
qui l'interpella :
-miss Jane, vous savez, il la pleure à sa façon.
Il désigna le cénotaphe sur lequel une fleur de jasmin avait été posée. Jane ferma
les yeux un instant. Elle en avait marre, mais marre de ce monde !
-Oh, miss, lord et lady Croft ont encore appelé...
Elle était déjà partie.
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