Tome 1 : Fiat Lux
Chapitre 1 : Châtiment
Et le dieu Martu déclara :
« Dans ma cité, mes compagnons ont pris des femmes,
Tous mes semblables ont pris des femmes,
Moi seul n'en ai pas pris. »
Tablette cunéiforme CBS 14061, 2700 bC,
provenance inconnue (Babylone ?)
La jeune femme observait la ville d'un air
excédé. Le ciel d'Orient, malgré l'été qui battait son plein, était couvert
de nuages noirs courant telle une mer déchaînée. Enfant unique, dernière
descendante de la dynastie régnante, la princesse était seule en son palais.
Les souverains s'étaient rendus en Égypte, car le fils cadet du pharaon
avait eu écho de sa beauté renommée, et désirait la prendre pour épouse.
Songeuse, elle prit appui sur ses coudes, tout en restant à l'abri de la
lumière. Ses longs cheveux de la couleur de la cornaline descendaient par
vagues dans son dos, contrastant avec son teint de lait entretenu loin du
soleil. Même vêtue d'une simple robe de lin, la princesse était très belle.
Depuis Canaan jusqu'en Troade, de nombreux prétendants venus des pays
voisins avaient demandé sa main. Mais une alliance avec Kemet était
ce dont le roi pouvait rêver. Elle aimait l'idée de ne pas avoir à quitter
la ville où elle avait grandi. Ni le temple où elle avait tant appris ces
derniers mois.
Tant appris...
Elle leva la main vers un bracelet ouvragé en or et prononça les paroles
sacrées qu'ils lui avaient enseignées. Elle sentit le contact se nouer, et
le bracelets se mit à bouger. Lentement, il s'éleva dans l'air brûlant et
avança vers elle.
Azazel...
C'était le plus beau d'entre eux. Il avait fait d'elle sa préférée. Et ce
soir serait un grand soir...
Un grincement la tira de ses pensées, et le bracelet tomba en résonnant, les
incrustations en pierres précieuses se répandant partout au sol. Le vizir,
qui remplaçait le roi lors de ses expéditions, se tenait sur le pas de sa
porte.
- Ce que l'on raconte est donc vrai.
Elle se détourna avec humeur. Elle n'avait pas de comptes à rendre. Pas
maintenant. Un jour elle serait reine. Elle n'aurait jamais de compte à
lui rendre.
- Comment oses-tu profaner le palais de ton père, Lilith ?
- Il serait bon que tu te souviennes de ta place... vizir.
Elle avait mis dans ce seul mot tout le mépris dont elle était capable. Se
dirigeant vers lui, elle saisit le battant en bronze de la grande porte
qu'elle claqua.
- Tu n'as pas idée de ce dont il s'agit, Lilith ! Tu nous mets tous en
danger ! Ils ne sont pas les envoyés de Dieu !
Elle attendit qu'il s'éloigne avant d'appeler ses servantes. Il était temps
de se préparer. Ce soir, Babel rendait hommage à ses nouveaux dieux.
Le prophète aimait rester auprès du fleuve.
Les soirs comme celui-ci, c'était le seul endroit de la ville où l'air
restait respirable. Sur les quais, les cabanes de roseau offraient une ombre
salvatrice, et lorsque Dieu lui envoyait un message, ses visions étaient
plus supportables à l'abri de la lumière. Or, le prophète rêvait. Le monde
était un oeuf. Une bulle de ténèbres. Des géants, créatures innommables au
corps d'ombre marchaient sur la terre, parmi eux.
L'ascète se redressa brusquement sur sa couche. Il avait vu... qu'avait-il
vu au juste ? Il se leva en titubant, sortant de la cabane. La lumière
l'éblouit, mais quand il leva son regard vers la Citadelle, il se souvint.
Il s'appelait Enoch. De nombreuses années auparavant, il avait été l'un des
plus hauts dignitaires de la ville. Et puis Dieu l'avait choisi. Alors que
l'astre du jour se couchait, empourprant l'horizon comme un incendie, le
prophète vit les nuages noirs et comprit qu'il avait eu une vision divine,
une vision de trahison et de vengeance. Ce soir, Babel serait purifiée...
Lilith ne put retenir un frisson. La
chaleur était telle à l'intérieur du temple qu'il lui semblait brûler de
l'intérieur. Assise sur le dos d'un taureau blanc, elle se laissa souplement
glisser au sol. Le grand prêtre lui avait confié que cette soirée serait
celle qui la rendrait divine. Puissante. Elle releva ses longs cheveux qui
lui collaient à la nuque en avançant. Quatre autres filles de haut lignage
l'accompagnaient. La bâtisse était seulement éclairée par les coupelles
d'encens qui enfumaient l'air. Le Saint des Saints, tout au bout de la
salle, était plongé dans l'obscurité la plus totale. Le grand prêtre, vêtu
de sa robe cérémonielle, récita les paroles étranges dans cette langue
inconnue qu'ils leur avaient enseignée. Tandis qu'il chantait d'une
voix douce, un bruissement semblable à un battement d'aile se fit entendre
dans le sanctuaire. Et une voix qui n'avait rien d'humain se joignit à la
sienne en un semblant de choeur. Les jeunes femmes furent rituellement
débarrassées de leurs sept parures : leur couronne, leurs boucles
d'oreilles, leur collier de perles, le pectoral ornant leur poitrine, leur
ceinture de pierres, leurs bracelets, et finalement leur vêtement de lin.
Lorsqu'elles furent complètement dévêtues, on égorgea les boeufs sacrés un à
un, et le sang des animaux se répandit au sol, inondant le temple. Une à
une, les créatures s'avancèrent vers les jeunes filles. Le religieux fut
frappé par leur beauté et leur grâce. Leur peau, d'un blanc nacré, semblait
scintiller dans l'obscurité. Le premier et le plus grand d'entre eux
s'avança vers la princesse, la dominant de toute sa taille. A reculons, le
grand prêtre sortit sur le parvis du temple, et regarda la ville plongée
dans la nuit. Ce soir, Babel était bénie des dieux...
Allongée sur le sol, la jeune femme
s'étira, les membres meurtris. La cérémonie de l'union avait pris fin, et
déjà le jour entrait par le portique.
Azazel...
Elle se souvint du contact de sa peau blanche et glacée, presque
translucide. Elle voyait trouble, comme souvent après une cérémonie. Elle
savait que ses yeux étaient étrangement dilatés, et qu'il lui fallait
prendre du repos. C'est alors que la terre commença à trembler. Récupérant
sa robe tâchée, elle l'enfila tandis que ses compagnes l'imitaient. Elles se
précipitèrent sur le parvis et comprirent. Le jour ne s'était pas levé. Il
ne se lèverait plus jamais. La lueur jaune provenait du ciel qui semblait en
feu, les nuages tournoyant autour de la tour du temple. Le prêtre gisait sur
le parvis, le crâne fracassé, baignant dans son propre sang. Dans la ville
en contrebas, les gens fuyaient, foule noire grouillante dans les ruelles
étroites, tentant de s'échapper par les portes de la ville ouvertes toutes
grandes.
La lueur jaune émanant du ciel s'intensifiait. Les nuages, couleur de
souffre, s'amoncelèrent soudain, déversant une pluie incandescente sur les
hommes. Des milliers de particules enflammées s'abattirent sur la ville,
explosant au moindre contact. Tandis que les premiers hurlements de douleurs
montaient jusqu'à elles, les jeunes femmes quittèrent précipitamment le
sanctuaire.
Une gigantesque colonne de feu jaillit du
ciel, tombant sur le temple et la Citadelle. Balayant les rues, le feu
annihila la moindre vie sur son passage. Puis, aussi soudainement qu'il
était venu, le feu se retira. Les flammes s'éteignirent et le ciel se
referma en grondant. Alors que les premières gouttes s'écrasaient sur les
braises brûlantes, une silhouette s'éloignait vers le désert en claudiquant.
Il s'appelait Enoch et il connaissait une caverne, non loin, où il pourrait
coucher son récit et raconter l'histoire de Babel, la ville magnifique qui
n'était plus.
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