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L'écume du temps

L'écume du temps, par Véolio, le 13 février 2005.

Avignon, France

Sous la majestueuse voûte céleste d'un sublime bleu cæruleum, le soleil dardait de ses rayons la place de l'Horloge et donnait aux feuilles des platanes une teinte irisée.
De temps à autre, on entendait même le chant d'une grive ou d'un roitelet qui s'invitait dans ce forum improvisé.
La main en visière, Lara Croft, fermement plantée sur ses éternelles bottes à lacets montants, plissait les yeux en contemplant la place. Elle souriait. Entre la recherche d'une épée almohade récemment dérobée sur un chantier de fouilles en Espagne et le démantèlement d'un réseau de trafiquants d'antiquités à Bassora, elle trouvait encore le temps de s'offrir des vacances !
Dehors, la foule, familiers de l'endroit, riverains, touristes, commençait à s'agglutiner. On voyait que les beaux jours approchaient; les jupes ou les pantalons se raccourcissaient et les chemises et tricots se décolletaient; des lunettes de soleil se mettaient à jucher les fronts; enfin, surtout, les gens souriaient.
Lara tourna les yeux vers le grand cadran qui indiquait treize heures. D'un coup d'oil, elle fut en mesure d'identifier le style gothique de l'horloge, tranchant avec le reste de l'hôtel de ville qui était de facture bien plus récente. Elle identifia aussi son surélèvement par rapport au beffroi, le remplacement du jaquemart qui ne devait pas dater lui non plus de bien longtemps.
Souriant toujours, Lara poussa un soupir d'aise. Elle ramassa son sac à dos et fit cap vers le Palais des Papes.
Elle emprunta la ruelle qui longeait l'Hôtel des Monnaies, plongée dans une fraîcheur bienfaisante et entourée de maisons ornementées et décorées de têtes de gargouilles.
Quelle aubaine de se trouver ici ! Et quel plaisir, surtout de décompresser un peu, une fois dans l'année !
Elle s'étonnait encore elle-même d'avoir eu le courage de prendre ce petit congé. Elle se savait peu encline à s'accorder des pauses; elle ne connaissait pas la signification du mot "vacances". Des vacances ? Pour quoi faire ? Pour elle, ses activités conjuguées d'auteur de guides, d'experte en ouvre d'arts et d'exploratrice de tombes constituaient du plaisir à l'état pur. Sa vie entière constituait du plaisir à l'état pur. Des vacances ?
C'était un peu inexplicable. Cela s'était produit dans le train qui la ramenait de Séville à Madrid. L'envie pressante, impérieuse, de souffler un peu. Comme toujours, elle avait suivi son instinct. Pourquoi pas, après tout ?
Elle avait appelé Lázaro Mecuchilla, le conservateur du musée archéologique de Séville, son contact sur place, pour lui demander cette petite faveur. Un vieil homme d'une gentillesse sans pareille, qu'elle adorait, et qui lui était devenu très cher.
"Lara, amiga mía, lo que deseas es lo que deseo", lui avait-il répondu.
Ainsi, elle faisait route à présent vers le Palais des Papes, laissant ses initiatives à la merci de ses envies les plus éphémères. Et elle avait laissé ses sacro-saints 9 mm à l'hôtel !
A l'entrée, elle se trouva bête. Dans la plupart des endroits où elle allait, elle connaissait quelqu'un. Le conservateur, un technicien, un gardien, elle avait presque toujours au moins un contact. Parfois, un simple coup d'oil du préposé sur une carte sortie à la va vite où apparaissait le sigle du MI-6 suffisait. Mais ici, à Avignon, elle n'avait rien de tout cela. Normal, elle était en vacances ! Et elle n'était même pas sûre d'avoir sur elle sa carte d'universitaire.
Elle eut la flemme de chercher. Tant pis. Elle paya tarif plein et entra dans le bâtiment d'une indescriptible beauté.
Elle prit une brochure au préalable, car, malgré le fait qu'elle était absolument incollable sur tout ce qui concernait les constructions gothiques et qu'elle connaissait l'histoire, les arts et l'architecture européens comme si elle les eût appris dans le ventre de sa mère, elle ne connaissait certainement pas tout de l'endroit, et elle était toujours curieuse d'en apprendre plus.
Quelques minutes plus tard elle était dans la cour d'honneur. Elle prenait du plaisir à se laisser un peu éblouir par le soleil, et elle s'assit sur les marches de l'escalier, laissant du temps au temps, goûtant la clarté du jour et la fugacité de l'instant.
En entrant dans le Vieux-Palais, elle remarqua tout de suite la simplicité qui le caractérisait, l'austérité de ses plafonds de bois. Peu de spécimens de l'architecture gothique offrait un tel dépouillement; on trouvait au premier abord dans cet édifice coupé en deux une impression d'unité qui s'effaçait rapidement. Elle traversa la salle de Jésus, dont elle admira les blasons; la chambre du Camérier et le revestiaire du Pape d'où elle jeta un coup d'oil sur les jardins; puis, elle arriva dans le Consistoire.
Là aussi, le soleil filtrait à travers les vitraux modernes, et donnait à la pièce une atmosphère très agréable. Elle était arrivée quasiment en même temps qu'un gros flux de touristes; bon nombre d'entre eux la rejoignaient déjà dans la salle à sa suite.
Elle était en train d'examiner les sculptures ornant une console du XIVème siècle lorsqu'une étrange impression la détourna complètement de son objet. Une impression forte, fulgurante, intense.
Elle leva les yeux et alla s'asseoir sur une banquette au centre de la salle.
Enfin, elle identifia ce qui avait entraîné son interruption.
Ce n'était rien, absolument rien d'extraordinaire. Au contraire, il n'existait rien de plus commun, rien de plus banal, rien de plus anodin.
L'étrange impression qu'avait reçue Lara était venue d'un couple.
Des jeunes. Vingt-sept, vingt-huit ans? Son âge, ou pas loin.
Avec une précision infaillible et la stupéfiante rapidité d'esprit qui la caractérisait, elle détailla en quelques secondes leurs traits physiques, corporels, vestimentaires. La fille, petite, à lunettes rectangulaires, très jolie. Le garçon, un jean un peu fatigué sur les hanches, des cheveux bruns un peu en bataille, une barbe naissante décontractée et une boucle d'oreille. Ils regardaient tout en la commentant une des tapisseries des Gobelins suspendues aux murs de la salle.
Et puis, elle comprit. Elle comprit ce qui venait de se passer.
Elle s'imagina mentalement, sur la banquette de ce musée, puis elle les regarda à nouveau.
Vous et moi, nous avons le même âge, pensa-t-elle. Et pourtant, qu'avons-nous en commun ?
Certaines pensées vous traversent l'esprit et vous le rendent plus clair, en vous aidant à mieux vous connaître vous-même. Mais Lara savait que ce n'était pas le cas de celle-ci. Cette pensée était destructrice et ne pourrait lui faire que du mal.
Qu'avons-nous en commun, vous et moi ?
En une fraction de secondes, de multiples visages, les visages des gens qui avaient jalonné sa vie défilèrent dans sa tête. Winston, Papa, Werner Von Croy, Luddick... Pour finalement se fixer sur celui de Lázaro, son vieil ami de Séville.
Qu'avez-vous en commun, ce couple et toi ? Qu'avez-vous en commun, Lara ? lui demanda-t-il.
Lara baissa la tête, comme pour parer le choc de la question. Cela lui apportait une émotion vraiment mauvaise.
"Je ne sais pas", bégaya-t-elle, ne prenant pas le risque d'être entendue.
Que pouvait bien être la fille ? Etudiante, stagiaire dans une entreprise peut-être. Et son compagnon ? La même chose, probablement.
Ce couple et elle avaient le même âge, et pourtant, tout les séparait. Il semblait à Lara qu'eux et elle n'appartenaient pas au même monde, qu'ils n'appartenaient pas à la même dimension, que si par hasard il lui avait pris à l'instant l'envie de se lever pour les toucher, ils se seraient évaporés.
Tu es une jeune femme de vingt-huit ans, Lara, n'est-ce pas ? Réponds-moi, tu es bien une jeune femme de vingt-huit ans ?
"Oui..." répondit Lara. Elle ne pouvait pas se détourner. Comme si elle était soumise à quelque chose qu'elle avait longtemps évité. Mais cette fois-ci, elle sentait bien qu'elle ne le pouvait plus.
La jeune femme que tu vois devant toi a vingt-huit ans, poursuivit Lazaro. Comme elle, tu as vingt-huit ans. Crois-tu que tu lui ressembles ? Crois-tu que tu ressembles à cette fille de vingt-huit ans ?
"Non..." fit Lara. Elle pleurait, à présent. Elle grimaça, comme sous l'effet d'une douleur.
Elle compara son quotidien à celui, supposé, de cette fille de vingt-huit ans.
Née dans un endroit cousu d'or, Croft Mansion, entourée dès sa plus tendre enfance par un domestique qui avait consacré sa vie à la sienne, élevée au son de Gluck, Mozart et Vivaldi.
Elle arrêta net le flot de ses pensées.
"Lara, c'est vraiment pathétique. Tu ne vas pas me refaire le coup de la pauvre petite fille riche, parce que tu ne me feras pas verser une larme sur ça."
Et ce, malgré lui, malgré elle. On ne choisit pas plus de naître dans un manoir de la campagne du Surrey que dans un logement social d'East London .
Le vrai problème n'était pas là.
Imagine le quotidien de cette fille, continua Lázaro. Crois-tu que c'est le même que le tien ?
La réponse était non, à nouveau.
D'après toi, quel est son quotidien ?
Des études, un travail (car elle ne travaille par pour le plaisir, elle, mais bien pour gagner sa vie), des sorties entre amies, du shopping, les promenades dans les rues de la ville le samedi après-midi, son copain, les fêtes.
Et toi, Lara? continua Lazaro. Est-ce dans tes habitudes de faire du shopping pour t'acheter des vêtements ou du rouge à lèvres ? Est-ce dans tes habitudes de te promener dans les rues de la ville le samedi après-midi, pas pour chercher à atteindre un balcon en hauteur, pas pour courir après la bague d'un roi mort il y a dix mille ans, pas pour attraper un rat de musée ou courir après un membre de la Fiama Nera; non, de te promener dans les rues seulement pour le plaisir de flâner, de te sentir être et de te sentir vivre ? Cela, est-ce dans tes habitudes ?
Est-ce dans tes habitudes de faire la fête, la fête comme la font les jeunes femmes de vingt-huit ans ?
Est-ce dans tes habitudes d'être avec ton copain ?
Lara rejeta péniblement toutes ses questions en son for intérieur; les réponses étaient trop évidentes, elles refluaient en elle, comme pour lui épargner une sensation trop désagréable.
Elle demeura perplexe, le regard fixé sur ses bottes. Des expressions, disparates, dérisoires, lui revenaient en tête: aventurière surdouée, archéologue de génie (c'était ce que la presse avait dit d'elle), titulaire de la chaire d'archéologie de l'université de Wimbledon, nommée à vingt-six ans membre d'honneur de la London Royal Society of Archaeology par de vieux et distingués messieurs.
Des noms, des titres, des mots ! Rien que des mots sur des bouts de papier ! Malgré toutes ses qualités, malgré toute son intelligence, elle savait qu'elle n'était rien par rapport à ce couple d'amoureux, elle n'était rien par rapport à tous les autres jeunes qui, eux, étaient normaux, savaient quelle était la valeur réelle des choses et savaient quelle place accorder dans leur vie à leur travail et à leur vie personnelle.
Pour cette simple raison, elle les admirait beaucoup et les considérait avec un profond respect.
Dans quelques années, peut-être que ce couple se marierait. Peut-être que quelques années plus tard encore, il aurait un enfant.
Et toi, Lara ? interrogea Lázaro.
Des larmes roulèrent sur ses joues.
Oh, bien sûr, lorsqu'elle était en présence d'autres personnes et en particulier de la gent masculine, elle apparaissait comme invincible. Un bloc de confiance en soi avec en prime un élégant accent british. Lorsqu'elle donnait un coup de poing à quelqu'un, il ne s'en relevait pas. En apparence, elle paraissait tout maîtriser.
"Mais c'est faux. Je ne maîtrise rien du tout.", se dit-elle.
Elle n'osait même pas penser à sa vie personnelle, à sa vie privée. Oh, il y avait bien quelques noms qui émergeaient parfois, comme des éclairs dans un insondable brouillard. Kurtis Trent, Terry Sheridan...
Oh, bien sûr, pour courir après les objets d'art, elle était très forte. Mais ça ne suffit pas pour se construire une vie.
A vingt-huit ans, la plupart des gens normalement constitués étaient capables d'alimenter au moins un semblant d'histoire personnelle.
Pas elle. Coups de foudre, passions au long cours, idylles adolescentes... Tout un vocabulaire dont elle ignorait la réalité concrète. Pas de "ça ne peut être que lui", pas de Saint-Valentin chaque jour, pas d'impression de connaître quelqu'un depuis toujours. Pas de découverte réciproque, pas d'histoire timide avant de devenir profonde, pas de romance en forme de poupée russe.
Pitoyable ironie du sort: elle connaissait l'éclat des yeux d'émeraude d'un chat égyptien; pas celui de ceux d'un homme qui vous chérit tous les jours.
La mécanique de l'horloge des Illuminati était infaillible; mais qu'était-ce en comparaison de la subtile alchimie des gestes de l'amour ?
La dague de Xian, disait la légende, rendrait immortel quiconque se la planterait dans le cour; mais elle savait bien, envers et contre tout, que la trace la plus immortelle que l'on puisse laisser de notre passage sur terre est dans le cour de ceux qui nous sont chers.
Tout cela ne faisait pas une vie.
Cela faisait un désert, une vie particulièrement vide jusqu'à présent. Un échec, donc.
Les larmes coulèrent de plus belle, chaudes et salées.
"Excusez-moi si je vous dérange..." entendit Lara.
Les yeux et les joues humides, la jeune femme leva les yeux.
"... votre sac à dos est tombé et son contenu s'est renversé à terre... Je vous l'ai ramassé."
Devant elle se tenait un jeune homme souriant. Il était très charmant. Les cheveux un peu longs, blond, les yeux verts, les traits bien dessinés, harmonieusement proportionné. Une véritable petite bombe.
Lara eut à peine le temps de réaliser.
"Ah, oui... Je vous remercie..."
Malgré elle, elle plongea à nouveau dans sa torpeur.
Lara, demanda Lázaro, te crois-tu immortelle ? Pourquoi t'obstines-tu à vouloir passer à côté de ta propre vie ?
Qui a eu cette idée ? Tout ça finira-t-il un jour ? Y a-t-il un plan, une finalité, une raison qui justifie ton existence ?
Soudain, l'image de Lázaro disparut. Elle s'évanouit de son esprit, telle un hologramme.
Elle leva la tête.
"Attendez..." dit-elle faiblement.
Elle scruta fébrilement la salle, et faillit éclater en sanglots devant sa propre bêtise.
Le jeune homme n'était déjà plus là.

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