Chapitre 3
Je commençais à perdre la notion du temps. Pas des
heures, mais des jours. Il me semblait être perdu dans la jungle amazonienne depuis près
de quatre semaines, mais je n'en étais plus certain. Mon orientation n'était
guère plus assurée, mais Lara semblait savoir parfaitement où se diriger. Elle
manipulait d'ailleurs une carte et un compas régulièrement, et hochait la tête
positivement avant de poursuivre plus rapidement. Et comme je n'avais pas vraiment le
choix, je la suivi sagement.
Elle m'avait dit que nous avions environ une demi-journée d'avance sur nos
poursuivants. Nous tentions de nous éloigner le plus possible du temple, et d'y
revenir en semant par la suite nos indésirables compagnons de route. Aussi voyagions nous
depuis des jours dans le sens contraire à notre but initial, mangeant très peu et
dormant à peine, afin de parcourir le plus de distance possible durant la plus courte
période de temps possible.
Un jour, alors que le soleil planait au dessus des arbres, rendant ainsi
l'atmosphère lourde et écrasante, nous nous étions arrêtés pour boire à une
rigole d'eau douce sillonnant dans le sous-bois. Nous avions également profité de
notre courte pause afin de manger des plantes cueillies par Lara quelques temps
auparavant. Le piètre repas ne satisfaisait nullement notre faim, mais nous redonnait
néanmoins de maigres forces afin de poursuivre notre périple.
Nous étions repartis depuis à peine dix minutes quand nous débouchâmes sur une
clairière large et longue d'environ deux cents mètres. Nous voyions le soleil pour
la première fois depuis de nombreux jours, mais ses rayons cuisants ne nous apportèrent
que des rougeurs et davantage de fatigue. Balayant la plaine du regard, le volant
partiellement avec notre main en visière, nous analysâmes la situation.
- Nous ne devons pas nous attarder là, murmura Lara, impassible. Nous sommes trop
visibles.
En guise de réponse, j'émis un léger soupire et pris la tête pour l'une des
rares fois de l'expédition. Lara m'emboîta le pas dans la plaine
incandescente. À peine avions-nous parcourus une cinquantaine de mètres qu'un
grondement de moteur retentit. Lara pivota, dégainant son pistolet, visant l'un des
trois jeeps qui se tenaient dans l'ombre, à la lisière de la forêt. Derrière eux,
j'aperçus une voie marécageuse par laquelle les véhicules avaient du passer.
- Ils sont onze, annonça Lara. Et armés. Couteaux, mitraillettes, pistolets...
- ... Bombe A?
- À votre avis? soupira-t-elle, agacée. Ils doivent travailler par cellules. Pas
étonnant que nous ne nous sommes pas fait attaqués depuis notre fuite. Ils ne nous ont
pas suivis. Ils savent pertinemment qu'on ne peut leur échapper, étant donné
qu'ils se trouvent partout dans les bois, en cliques d'assassins indépendantes
les unes des autres.
Déjà, le premier jeep accélérait. Lara, qui n'avait toujours pas baissé son
arme, visa le pneu avant. Le véhicule capota et termina sa course dans une dénivellation
du terrain. Ses occupants grimpèrent tant bien que mal dans un second véhicule qui
ralentit à peine pour les laisser monter.
Lara et moi filâmes dans le sens contraire aux bolides. Devant nous s'étendait le
reste de la clairière, une fine bande de végétation et d'arbres, et, de
l'autre côté, une seconde clairière que nous apercevions entre les branchages. À
bout de souffle, nous tentâmes néanmoins de sprinter tout en réfléchissant à la
tactique à adopter. Lara rengaina.
- Les jeeps risquent de ne pas nous suivre si nous réussissons à franchir cette ligne de
végétation... Il y a trop de risques qu'ils y restent empêtrés.
Elle serra les dents en étouffant un cri alors qu'une balle lui frôlait
l'épaule droite. Son t-shirt se teinta légèrement de cernes rouges, mais elle
n'y porta pas davantage attention. Tout en courant, elle extirpa une machette de
l'étui qu'elle portait à sa taille, et se prépara à trancher des lianes ou
de petits arbres qui pourraient nous bloquer le passage.
Une balle, provenant d'une salve triplée typique aux mitraillettes automatiques,
vint se ficher dans le talon de ma botte. Le choc me déséquilibra, et Lara me retint de
justesse par le bras. Nous perdions rapidement du terrain, mais le niveau inégal de la
plaine rendait la progression des jeeps tout de même plus lente que d'ordinaire.
Alors que les jeeps n'étaient plus qu'à une trentaine de mètres de nous, et
que nos poursuivants auraient enfin été en mesure de nous immobiliser définitivement
d'un projectile à la nuque si ce n'avait été des cahots incessants les
empêchant de viser, Lara et moi parvinrent à la frontière de végétation.
Nous bondîmes au dessus d'un bosquet épineux et d'un tronc d'arbre
déraciné, ne portant pas attention aux branches qui nous cisaillèrent les bras et le
visage, et atterrîmes de l'autre côté en titubant à cause de la décélération.
Nous figeâmes alors tous deux.
- À GO, j'ai peur. Un, deux, trois, GO, murmurai-je en agrippant le bras de Lara.
Celle-ci se dégagea, raccrocha sa machette, dégaina à nouveau ses pistolets et visa
l'un des couguars qui semblait nous porter un peu trop d'attention. Ils étaient
au nombre de huit. Les félins tachetés rôdaient autour de la carcasse d'un oiseau,
mort récemment. N'étant pas des animaux charognards, ils semblaient répugner la
chair en décomposition de la bestiole. Aussi semblèrent-ils heureux à l'apparition
de deux êtres humains tout près d'eux. Surtout en ce qui concernait Lara, selon
moi, parce qu'elle a sensiblement plus de viande à offrir que moi. Mais peu importe.
L'inconvénient, c'était que les sales bêtes étaient relativement trop
proches de nous pour que Lara s'applique à tous les éclater. Étrangement,
c'est à ce moment précis que mon esprit d'analyse et de critique
s'éveilla. Aussi, immédiatement après que Lara ait abattu trois des couguars, je
la saisis par le bras et l'obligea à tourner les talons instantanément. Nous
bondîmes de l'autre côté de la ligne de végétation, et au même moment,
j'exposai, de manière peu claire je l'accorde, mon plan à Lara.
- Faites comme moi.
Nous posâmes pieds dans la première clairière, à l'instant même où nos
poursuivants armés descendaient de leurs jeeps aux moteurs surchauffés par l'effort
et le soleil. Je me mis à hurler en entraînant Lara à ma suite, feintant une terreur
froide. Nous passâmes entre les deux véhicules, devant les mercenaires étonnés, et
filâmes directement vers la jungle d'où nous venions. Quelques secondes plus tard,
nous entendîmes des coups de feu, des feulements et des grognements provenant de nos
arrières.
Ralentissant la cadence, puis nous arrêtant sous le soleil cuisant, nous observâmes la
scène. Des huit couguars du début, il n'en restait plus que quatre. Néanmoins, ces
derniers avaient droit à une plus grosse part dans le formidable festin qui
s'offrait à eux. Des onze mercenaires, tous gisaient maintenant dans la poussière
et le sang.
- Assez brillant comme idée. Vous avez trouvé ça tout seul? s'exclama Lara en me
faisant un clin d'oeil.
- Je suis né ainsi : dès qu'il m'est possible de profiter d'une
situation, je le fais. Je n'allais tout de même pas rester au milieu de la mêlée
alors que les deux autres clans pouvaient très bien s'éliminer naturellement
d'eux-mêmes.
- Vous n'êtes qu'un emmerdeur...
- Merci bien, très chère... répondis-je avec un sourire rayonnant. J'ai
toujours aimé foutre le bordel partout où je vais.
- Même au Brésil, annonça Lara en mettant ses lunettes fumées.
- Oui... la seule nuance étant que ça ne porte pas la même appellation. Ailleurs, je
vous l'accorde, ç'aurait été d'emmerder le peuple. Ici,
j'appellerais plutôt ça la loi de la jungle.
Sur ce, je me dirigeai nonchalamment vers la jungle. Lara poussa un léger ricanement et
m'emboîta le pas tranquillement. Une lourde pression semblait s'être retirée
de nos épaules, et notre démarche était moins pressante. Le sourire aux lèvres, nous
pénétrâmes à nouveau dans la dense forêt.
L'atmosphère étant légèrement plus détendue, nous nous mîmes à rigoler un peu.
Nous remémorant des histoires et des chansons de notre enfance, nous nous mîmes à les
dicter et à les chanter en coeur, échangeant sourires et riant de bon coeur.
Alors que je mimais le personnage qui avait marqué mon enfance, j'accrochai ma
manche à une branche basse. Le tissu se perça et resta bien ancré à la solide
brindille.
- Satanée plante, espèce de brocoli aux stéroïdes, rends-moi ma manche!
Et alors que je grognais tout en tirant sur ma chemise, et que Lara se bidonnait encore
d'une précédente blague et de l'état dans lequel je me trouvais, ma manche se
déchira à la hauteur du coude et se balança à la brindille. Je fixai le bout de tissu
d'un air ahuri, alors que Lara versait des larmes de bonheur derrière moi. Elle
m'empoigna la main et m'incita à marcher.
- Arrêtez! À ce train-là vous allez être complètement nu dans quelques heures.
- Comme si ça pouvait vous déranger, Miss Croft...
- Je disais ça pour vous, Sir Orth.
Elle me devança, le menton haut, semblant être fière de sa réplique. Je n'avais
cependant pas dis mon dernier mot.
- Remarquez, si j'étais nu, vous ne seriez plus seule à l'être...
Elle stoppa net, se retourna et me fusilla du regard.
- Vous avez quelque chose contre mes shorts et mon t-shirt, peut-être?
- Bien sur que non. Même qu'ils sont très bien... répliquai-je en lui adressant
un clin d'oeil.
- Vous n'êtes qu'un pervers...
Je lui fis une grimasse, et nous continuâmes à marcher en nous bousculant entre deux
éclats de rire. À bout de souffle, et la fatigue accumulée des jours précédents nous
rattrapant, nous nous écroulâmes contre un arbre quelques mètres plus loin. Je
m'endormis instantanément, roulé en boule contre le tronc, tandis que Lara devait
forcément se reposer en restant aux aguets. Notre arrêt imprévu dura ainsi sept heures.
La nuit tombait alors que nous reprenions la route.
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